IX
APRÈS cet épisode, la musique éclata et Sheklov fut contraint de circuler. Il eut presque aussitôt la mauvaise fortune de faire la rencontre d’un producteur de télévision, un certain Ambow, qui quêtait les compliments pour quelques feuilletons historico-dramatiques de sa création. Sheklov, n’ayant pas vu les œuvres en question, était, a priori, sans opinion ; mais il eut tout le temps de s’en faire une — et très arrêtée ! — avant qu’Ambow ne mette le grappin sur une victime plus prometteuse. Les feuilletons devaient constituer le pire exemple d’art bourgeois décadent car un homme comme Ambow était sans conteste incapable de produire quoi que ce fût d’autre.
Et d’ailleurs, l’ambiance générale de cette soirée puait la fausse reconstitution historique. Les mélodies qu’on jouait avaient bien de quinze à vingt-cinq ans d’âge, et l’interprétation était identique à celle de leur origine. La mode vestimentaire elle-même lui parut subtilement rétro. Les gens étaient habillés comme ils auraient pu l’être pour une soirée au Kremlin, dix ans plus tôt. Toujours plus morose, il errait d’un groupe à l’autre, surprenant au passage des bribes de conversations doctorales, contre ces salopards de Latino-Américains (« Un milliard de dollars d’aide que les Cubains ont fini par se mettre dans la poche ! »), contre les Chinetoques (« Quand je pense à tous les jeunes Américains qui sont tombés pour essayer de les arracher aux griffes des rouges ! »), contre les Nègres d’Afrique (« Il n’y en a pas un pour racheter l’autre, dans ces pays-là, en dehors de l’Afrique du Sud et, si vous voulez mon avis, on n’en fait pas assez pour les Bœrs ! »).
Je ne voulais pas y croire, songea-t-il, mais c’est vrai ! Tout, tout ce qu’on disait était vrai !
Il se prit à se demander si les gens comme Ambow, que leur métier amenait au contact du passé, étaient capables de découvrir les diverses analogies historiques qui s’appliquaient point par point à la situation de l’Amérique. Sans doute pas. Si d’aventure quelqu’un s’en avisait, il devait s’empresser de l’oublier. Cette conclusion l’emplit d’une tristesse profonde.
Passant par hasard devant la porte entrouverte du salon des Turpin, il entendit des accents familiers.
— Tiens, tiens ! murmura-t-il entre ses dents, Prokofiev !
Il délibéra quelques instants du fait de savoir si Holtzer pouvait aimer L’amour des trois oranges et conclut que cela n’avait guère d’importance. Haussant les épaules, il poussa la porte. La pièce était plongée dans une demi-obscurité mais, la connaissant, il crut pouvoir s’y reconnaître sans avoir à l’éclairer davantage. Se dirigeant vers une chaise placée devant l’appareil, il eut la surprise de trébucher sur une jambe étendue et se rendit compte que Lora et son petit ami foncé étaient vautrés sur le canapé. Lora se collait au jeune homme en se tortillant mais, s’il avait bien introduit ses mains sous la robe de la jeune femme pour lui caresser le dos, il ne semblait pas très entreprenant.
— Oh, excusez-moi ! bredouilla-t-il, et il fit mine de se retirer.
Dans ce mouvement, il heurta un homme grand et élégant à la crinière grise qui venait d’entrer et appuya au même moment sur l’interrupteur, illuminant la pièce.
— Tiens, Lora ! s’exclama le nouveau venu. Savez-vous où est passé votre frère ?
— Oh, merde, jura Lora en sautant sur ses jambes, je n’en ai pas la moindre idée. Je ne suis pas chargée de veiller sur mon frère, qui d’ailleurs ne s’appelle pas Abel, nom de Dieu !
Le vieux beau rougit et Sheklov le reconnut. Quelqu’un le lui avait présenté, un pasteur, heu… Powers, non ! Powell… Oui, c’était bien ça : Maurice Powell.
— Eh, Don ! lança Lora en voyant qu’il s’apprêtait à partir, ne vous sauvez pas !
Sheklov s’immobilisa sur le seuil. Il y eut un moment de silence. Puis, avec un sourire hypocrite, Powell tourna les talons.
— Ah, l’horrible type ! fit Lora en se laissant retomber sur le canapé. Danty, qui s’était redressé, tendit la main vers une table basse pour y saisir son verre. Eteignez ce phare, Don, et asseyez-vous donc !
— Je ne voudrais pas vous déranger… commença-t-il.
— Fermez ça, lui enjoignit-elle avec un rire rauque. C’est le genre de choses qu’il dirait, lui ! Savez-vous ce qu’il a fait la dernière fois qu’il a assisté à une réception ici ? Il a fait irruption dans ma chambre pendant que j’étais en train de m’y envoyer en l’air avec quelqu’un. Il s’est assis tranquillement et il s’est tripoté en nous matant ! Ah, putain ! Ce mec me débecte !
Elle se tut, le temps d’allumer une cigarette.
— Tant que vous serez là, il ne reviendra pas. Et puis, avec un peu de chance, il va trouver Peter. Ils sont faits l’un pour l’autre, ces deux là… Oh, merde ! j’oubliais… Danty, je te présente Don Holtzer.
— Nous nous sommes presque rencontrés, fit Danty avec un sourire. La photo, avec Prexy…
— Ah oui ! c’est vrai, murmura Lora. Au fait, Danty, ça ne t’a pas trop fait chier ?
— Bof ! Danty reposa son verre. Vous êtes canadien, Don, je crois ?
Pour une raison indéfinissable — peut-être à cause du regard perçant que Danty lui avait décoché un peu plus tôt dans la soirée –, Sheklov se sentit immédiatement nerveux. Il fit signe que oui et dit :
— C’est ça, je suis dans le bois, par là-haut, dans le Manitoba.
Il n’y avait rien là que de parfaitement crédible. Des tas de firmes canadiennes ne demandaient pas mieux que de servir de couverture à des agents soviétiques et on lui avait d’ailleurs très réellement confié la conclusion d’un marché.
— J’aimerais bien aller là-bas un jour, dit Lora. Elle se rendit compte que la pointe de son sein gauche était découverte et elle remit en place un des losanges de tissu. C’est un pays intéressant sur le plan culturel, non ?
Sheklov plissa les yeux. Il avait plus que jamais la sensation d’être ramené en arrière dans le temps. Depuis quand le mot Kulturny avait-il cessé d’être à la mode en Russie ? Dix, vingt ans ?
— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? demanda-t-il et sa curiosité, en l’occurrence, était sincère.
— Ben, heu… Les liens avec la tradition européenne… On y parle français, pour commencer. Lora se raccrochait manifestement aux branches ! Estelle, la bonne de maman, est de Montréal. Elle parle français. Je trouve que c’est une langue romanesque…
Remise de sa déception d’avoir été interrompue dans ses entreprises amoureuses avec Danty, elle rentrait manifestement dans un rôle qu’elle connaissait. Elle ajouta d’un ton désenchanté :
— J’ai souvent rêvé de remonter les Champs-Elysées pour voir le soleil se coucher derrière l’Arc de Triomphe.
— Tu risquerais d’attendre longtemps, commenta Danty.
Elle lui décocha un regard furibond.
— Oh merde ! Tu me comprends, tu sais bien ce que j’ai voulu dire !
Mais Sheklov sentit que sa nuque le picotait. Danty avait eu l’air très sûr de lui. Or, il avait parfaitement raison : en remontant les Champs-Elysées, il était absolument impossible de voir le soleil se-coucher derrière l’Arc de Triomphe. Sans laisser à Lora le temps de poursuivre, il demanda :
— Vous y êtes donc allé ?
— Où est-ce que j’aurais mis la main sur un passeport ? grogna Danty en reprenant son verre.
Et pourtant, il y avait eu une telle assurance dans sa voix…
Mais Lora poursuivait son idée :
— Vous avez beaucoup voyagé, vous, Don ? C’est plus facile pour un Canadien, non ?
— J’imagine, oui, fit Sheklov, passant rapidement en revue le passé de Holtzer. Mais moi, je n’en ai pas tellement profité. Nous sommes l’un des derniers pays à posséder encore des terres vierges. Chez nous, c’est le Nord qui remplace le Far West. Ça combat la claustrophobie et nous…
La porte que Powell avait refermée en partant s’ouvrit à la volée et Peter s’encadra sur le seuil. Il était visiblement éméché. Les pommettes en feu, il vacillait sur ses jambes.
— Quelle surprise ! s’exclama-t-il, quelle scène touchante ! Ma chère sœur en train de se tringler un déviant !
— Ferme ta gueule, eh, tas de merde ! fit Lora qui, changeant de position sur le canapé, lui tourna le dos.
— Holà ! cria Sheklov en se levant à demi car la fureur s’était peinte sur le visage de Peter et il semblait prêt à se jeter sur Lora.
— Allez, du vent ! lança-t-elle par-dessus son épaule.
— Peter ! appela une voix pleine et bien timbrée, à l’extérieur. Powell était de retour. Ah, te voilà ! Il prit le jeune homme par le bras et l’attira à lui.
— Tu me paieras ça, aboya Peter à l’adresse de sa sœur.
— Peter ! le reprit Powell, on ne parle pas ainsi à sa…
— Ça vous plairait, à vous, de vous faire traiter de tas de merde ?
— Bah, des enfantillages, tout cela, des enfantillages ! Avec Peter, Powell avait retrouvé sa bonne humeur. Il conduisit le jeune homme jusqu’à un fauteuil sur le bras duquel lui-même s’installa.
— Il faut reconnaître que la soirée est très réussie, n’est-ce pas ? Vous vous amusez, Lora ?
— Avec mon déviant ? Oui, beaucoup, je vous remercie !
— Voyons, chère Lora, fit Powell, scandalisé, ce n’est pas un mot à jeter à tort et à travers. Les déviants sont des voyous qui s’attaquent aux fondements mêmes de notre patriotisme sacré.
— C’est bien ça, approuva Danty en levant des yeux placides sur le pasteur, à votre service.
Powell resta interloqué mais se reprit et opéra un rétablissement acrobatique :
— Gardons-nous cependant de les condamner trop sévèrement. Qui sommes-nous pour juger ? Ne jugez point !
— Sinon vous-mêmes… ajouta suavement Danty. Aucun des sous-entendus à caractère d’attaque personnelle dont cette réplique était chargée n’échappa à Powell. Il glissa deux doigts dans son col clergyman et tira dessus comme s’il était subitement devenu trop étroit.
— Tout juste. Voilà une remarque dont je veux me souvenir. « Sermon dans le désert… » Nous savons qu’une partie de la semence tombera sur la pierre stérile. Dites-moi, jeune homme, êtes-vous sorti de l’Église de la communauté des croyants, vos frères ?
— Ça se pourrait, oui, accorda Danty avec indifférence.
— Quel dommage ! Mais tout espoir est loin d’être perdu, n’est-ce pas ? Il y a plus de joie en paradis… etc.
— Etc. quoi ? insista Danty, non sans malice.
–… pour le pécheur qui se repent, répondit automatiquement Powell. Mais il s’aperçut alors qu’on se moquait de lui et se leva.
— Veuillez m’excuser, fit-il avec un bref salut. Ma patience et ma tolérance sont grandes mais je ne puis supporter que l’on moque l’habit que je porte. Viens Peter. Je crains de commencer à comprendre l’antipathie que ta malheureuse sœur t’inspire.
Sitôt la porte refermée, Lora se jeta sur Danty.
— Oh, bravo, tu es formidable, s’écria-t-elle. Et elle lui fourra la langue dans l’oreille. Je vais chercher à boire pour faire passer le goût répugnant de ce rat visqueux ! Je reviens tout de suite.
Elle se leva et demanda à Sheklov ce qu’il buvait. Du whisky ? Entendu.
Une fois seul avec Danty, Sheklov s’efforça d’adopter l’attitude qui convenait à un homme d’affaires canadien, aux idées plutôt conservatrices. D’un ton désapprobateur, il dit :
— Quand vous avez reconnu être un déviant, vous plaisantiez, j’espère ?
Danty haussa les épaules.
— Bah, ce n’est pas moi qui ai inventé le mot, bien sûr, mais il faut reconnaître qu’il est commode.
Sheklov tenta de réfléchir à toute vitesse. Comment trouver le juste équilibre entre le conformisme qu’il devait jouer ostensiblement et l’intérêt réel qu’il éprouvait pour ce garçon. Une fois de plus, l’image de Bratcheslavsky, assis en tailleur, là-bas à Alma-Ata, se forma dans sa mémoire. Le vieux avait dit : « Déviant ! Un mot qu’il vous faudra garder présent à l’esprit. Il se passe des choses, là-bas. Mais nous ne possédons pas assez d’éléments pour nous faire une idée précise. Nous ne percevons cette réalité qu’à travers les brumes de l’idéologie officielle. Peut-être n’est-ce qu’une nouvelle façon de désigner nos stilyagi, ou les membres de la jet-set… Mais peut-être pas… »
Il fut pris d’un étourdissement soudain. Les yeux noirs plongeaient de nouveau dans les siens. L’alcool… ? Non, c’était évidemment impossible. Il était habitué à des boissons autrement fortes que celles qu’il avait ingurgitées ce soir, avec les cinquante degrés de la vodka polonaise qu’il buvait là-bas.
De très loin, une voix qu’il reconnut pour celle de Danty parvint à ses oreilles.
— Vous voudriez que je rejoigne la foule des fidèles de l’Eglise de Powell ? Vingt millions d’ouailles le regardent prêcher tous les dimanches, cela suffit-il à faire de lui un saint homme ?
C’est alors que se produisit la chose épouvantable, incroyable. Danty poursuivit :
— « Ceux qui recherchent les honneurs et dont le paradis est le but suprême et qui se livrent à des rites révélés d’une grande complication pour connaître, en récompense de leurs actes, plaisir et pouvoir dans leur réincarnation future… »
Et Sheklov continua la citation ; il ne put s’en empêcher. Pas s’en empêcher ! Une terreur glaciale le transperçait à chacune des syllabes qu’il prononçait et qui, toutes, résonnaient comme le glas de ses propres funérailles sans parvenir à interrompre la citation :
— « … ceux dont le goût du pouvoir et du plaisir altère le jugement au point de les attacher profondément aux biens de ce monde, ceux-là ne connaîtront jamais la conviction réelle ni la conscience de Dieu. »
Les mains de Sheklov étaient moites. La dernière fois qu’il lui avait été donné d’entendre cette vérité, c’était dans une autre langue, en banaras, alors que Donald Holtzer n’avait jamais mis les pieds aux Indes.
Sa couverture était foutue.